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Si j'ai pu te blesser, ose-t-il dire !


L’interphone émet un bruit strident et répétitif, qui finit par me convaincre de sortir du lit. Je contourne les habits qui jonchent le sol et me dirige vers l’entrée en trainant des pieds. Ma tête est encore embrumée des vapeurs d’alcools de ma folle soirée d’hier. Quel bel anniversaire ! Enfin libre de rire, de danser, de dire et de faire absolument tout ce que je souhaite, sans avoir peur de ses remarques, de ses commentaires, de son jugement. Voilà presque deux mois que je suis partie, et que je réapprends le goût de la vie – loin de son contrôle, de ses diktats et de ses silences désapprobateurs. Huit semaines donc que je me réapproprie mes pensées, mes idées et mes envies. Parce que j’ai le droit, parce que j’ai enfin réussi à décider que je ne serai plus sa chose.


Le bip incessant de l’interphone s’interrompt quand je décroche enfin le combiné. La bouche pâteuse, je cherche à connaitre l’identité du solliciteur.

– J’ai des affaires à te rendre. Je peux monter ?

Au son de sa voix, je me fige instantanément. Un relent acide me remonte dans la gorge, et je sens des frissons glacés me parcourir le corps. Comment a-t-il su que j’étais ici ? Je regarde autour de moi, paniquée. Hors de question de le laisser monter et risquer qu’il tombe nez à nez avec Gauthier. Mon cerveau cherche en vain une parade.

– Allez je sais que tu es là. Laisse-moi monter. Je veux juste discuter. Et puis j’ai ramené quelques affaires que tu as oubliées en quittant la maison.

Je le connais trop pour imaginer qu’il accepte de repartir bredouille. Il va insister jusqu’à ce que je plie. Le mois dernier, c’est au pied de l’immeuble de mon bureau que je l’avais retrouvé, m’attendant patiemment avec son air penaud. J’avais accepté de lui expliquer à nouveau les raisons de mon départ, calmement et fermement, refusant ses excuses et le bouquet de fleurs qu’il me tendait, rituel pourtant redoutablement efficace par le passé. Mais j’ai tenu bon. Malgré ses pleurs et ses suppliques, j’ai gardé le couvercle sur mes émotions et confirmé la fin de notre histoire, tournant définitivement les talons sur un long chapitre de ma vie.

– Non, je ne veux pas que tu montes. C’est moi qui descends. Donne-moi deux minutes.

Je passe dans la chambre me trouver un pantalon, et ressors non sans avoir jeté un œil plein de tendresse sur le beau Gauthier qui ronfle paisiblement, étalé de tout son long. Le savoir nu dans mon lit alors que l’autre est en bas à m’attendre me procure un petit goût de revanche, et je pars la fleur au fusil. Néanmoins, les questions tourbillonnent dans ma tête alors que je descends les deux étages qui me rapprochent de lui. Comment a-t-il su que je m’étais réfugiée chez mon frère ? Il m’aurait suivie ? Et pourquoi débarque-t-il ici, le matin de mon anniversaire ?


Quand j’arrive dans l’entrée, je l’aperçois qui fait les cents pas derrière la porte vitrée, l’air impatient. Il est méconnaissable. Son visage est creusé, il s’est rasé le crâne. Mon cœur se serre. Est-il malade ? Dès qu’il me voit, son visage s’adoucit, comme s’il rentrait dans la peau d’un nouveau personnage. Je prends une profonde inspiration, adopte un air qui se veut détaché, appuie sur le bouton qui déclenche l’ouverture de la porte, puis me faufile à l’extérieur. La porte se referme aussitôt derrière moi et je m’immobilise à quelques mètres de lui. Je garde mes mains engoncées dans mes poches, tournant entre mes doigts le trousseau de clés qui me permettra bientôt de retourner à l’abri, loin de lui.

– Pourquoi tu ne veux pas que je monte ?

– Je n’ai pas envie, c’est tout, je n’ai pas à me justifier.

– Tu es avec quelqu’un ? C’est ça ?

Son visage souriant s’est déjà éclipsé. Confronté à mon silence, il ne peut maitriser la colère qui s’insinue dans son regard, tendant également les muscles de son cou. Et pourtant, je ne flanche pas. Je maintiens son regard, silencieuse et droite, emplie de toute la confiance que ces dernières semaines loin de lui m’ont permis de reconstruire.

– C’est qui ?

– Personne. Et puis ça ne te regarde pas. Je te rappelle que nous sommes séparés. Ça fait presque deux mois maintenant. Alors, pourquoi t’es là ?

Je tremble intérieurement, mais ma voix reste étonnamment claire et posée. Il me regarde intensément, et je lis dans ses yeux un mélange de fureur et d’amusement de me voir ainsi lui résister, chose à laquelle je ne l’ai malheureusement pas assez habitué. Il se recule alors, ouvre la boite qu’il tenait dans ses mains, et en sort une de mes chaussures. Il la lève bien haut au-dessus de sa tête et me hurle dessus.

– Pourquoi je suis là ? Pourquoi je suis là ?

Avant que je n’ai le temps de répondre à cette question qui n’en est pas une, ma chaussure m’arrive droit sur la figure, et je sens la semelle me fouetter le visage. Les mains dans les poches, je n’ai rien pour me protéger et je me recroqueville sur moi-même, sentant déjà une autre chaussure me frapper le crâne, qui vient rebondir contre le mur. Je suis sonnée tout en gardant totalement conscience de cette scène irréaliste.

– Pour te ramener tes affaires espèce de salope. Tu as vu tes chaussures ? T’en veux d’autres ? Maintenant laisse-moi passer. Donne-moi tes clés, tu vas voir ce que je vais lui faire à ce connard.

Roulée en boule au sol, je suis trop choquée pour pleurer. Je vois du sang perler sur mon pantalon, mais je suis incapable de savoir d’où il vient. J’enfonce ma main encore plus profondément dans ma poche, et m’accroche à mes clés comme s’il s’agissait de ma vie. Il m’attrape le bras et tente de les récupérer de force. Je sens tout contre moi le souffle de sa respiration et l’odeur si familière de sa peau, qui me donne aujourd’hui envie de vomir. Je résiste et lui mord le bras avec tout mon désespoir, plantant mes dents dans sa chair. Il se recule aussitôt en vociférant. Je ne saurais dire si le goût du sang dans ma bouche provient du mien ou du sien. Revigorée par ma petite victoire, je relève aussitôt la tête et aperçois alors à quelques dizaines de mètres devant nous, un couple qui marche le long du trottoir. Ils nous regardent, effarés, mais passent leur chemin comme s’ils avaient peur de nous déranger. Atterrée, je les regarde s’éloigner, l’œil implorant, terrassée par le sentiment totalement abandonnée, à la merci d’un homme qui a tout pouvoir sur moi. Le temps semble s’être arrêté. J’attends. Quoi ? Je ne sais pas. Comme au ralenti, je vois d’autres passants dans la rue, pressés de quitter les lieux d’un crime qui se déroule pourtant sous leurs yeux.

C’est alors qu’il décide de les prendre à témoin. Puisqu’ils ne seront pas acteurs, qu’ils deviennent alors les spectateurs de sa fureur. Il se penche sur moi et m’attrape par les cheveux. Il m’agrippe avec une telle puissance que je sens mes jambes commencer à glisser douloureusement sur le trottoir, emportée par son mouvement. Je hurle alors qu’il me traine ainsi sur le sol par les cheveux, et me force à me mettre sur mes pieds pour le suivre dans sa démonstration de force. Le sang continue de gouter au sol, mais je ne le vois plus, je ne vois plus rien. J’entends par contre. Je l’entends. Lui et personne d’autre.

– Quoi ? Qu’est-ce que vous regardez ? Vous croyez qu’elle ne le mérite pas peut-être ? C’est une pute. Un sale petite pute. Une trainée qui va baiser avec la terre entière dès que j’ai le dos tourné.


Je constate avec surprise qu’il a arrêté de marcher et se contente d’exhiber sa proie – moi – au public qui s’offre à lui. J’ai la tête baissée, soumise à son bon vouloir, les cheveux toujours retenus dans sa grippe, prolongation incarnée de sa rage toute-puissante. Je n’ai ni la force ni la volonté de lui résister. Aussi, s’auto-proclamant victorieux par chaos de ce combat si inégal, il décide finalement de siffler la fin du spectacle. Je le sens relâcher son emprise, puis l’entends s’éloigner, me laissant seule, debout et hébétée. J’attends quelques secondes que le bruit de ses pas s’efface, puis relève la tête et ouvre à nouveau les yeux. Je découvre des passants qui marchent d’un pas pressé, les uns me jetant un regard fuyant, les autres concentrés sur leurs pieds. Pas un ne viendra me voir, pas une pour me proposer son aide. Devant cette lâcheté insupportable, mes réflexes se réveillent et je sens à nouveau dans ma main la clé de ma délivrance. Je dessers mes doigts engourdis de l’avoir serrée si fort, et me dirige vers la porte d’entrée. Je sursaute en entendant le bip annonciateur du déverrouillage de la clenche. J’entrouvre aussitôt le battant et me presse de rentrer, de peur qu’il ne lui prenne l’idée de revenir sur ses pas pour achever son œuvre.


Je remonte les deux étages dans un état de totale stupeur. Mes jambes me portent par je ne sais quel effet magique et je parviens ainsi jusqu’à mon palier. Les mains tremblantes, je dois m’y reprendre à plusieurs reprises pour réussir à insérer la clé dans la serrure qui ouvre la lourde porte blindée de l’appartement. Quand je la referme derrière moi, tout semble merveilleusement calme. Je ne saurai dire combien de temps s’est écoulé depuis mon réveil, depuis que je suis descendue, depuis qu’il est reparti. La réalité me semble si brouillée que je me demande même si tout ceci était bien réel, ou si ce n’était qu’un cauchemar dont je vais bientôt me réveiller. Oui, c’est sûrement ça. Pince-toi, ouvre les yeux, et tu verras, rien de ceci n’est vrai. C’est impossible. Ça n’arrive pas. Pas à toi.

Mon travail de déni de réalité est interrompu par Gauthier qui surgit dans le couloir et s’écrit d’un ton horrifié :

– Mais qu’est-ce qu’il se passe ? C’est quoi tout ce sang ? Qui t’a fait ça ?

Doucement, je lève les yeux vers lui et pour toute réponse, un flot de larmes torrentiel déferle sur mon visage, se mêlant au sang qui commençait tout juste à sécher. Alors c’était bien vrai ?


Crédit photo Pexel @Kat Smith - Femme qui pleure






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